Comme je le disais dans mon [précédent article](/articles/Soleil%20en%20bo%C3%AEte.html), le temps est passé bien vite ces ~~deux~~ ~~trois~~ quatre derniers mois mais, à ma grande surprise, j'ai quand même eu le temps de grignoter un peu ma [PAL](/articles/PAL.html). Pour être honnête, je ne sais pas vraiment quand j'ai lu ces livres. Je n'ai aucun alibi. J'ai une vision très floue du temps ces dernières semaines mais je serais prête, en toute bonne foi et en m'appuyant sur les quelques impressions suffisamment nettes que le temps n'a pas pu complètement dissiper, à attester que je n'ai quasiment pas lu.
Ce n'est pas non plus que je sois une lectrice rapide. Enfant et jusqu'à l'adolescence, je dévorais, j'ingurgitais sans retenue le texte. Pour faire au moins une pause dans la métaphore alimentaire, j'avais presque l'impression que je rentrais dans le texte, que je perdais le contact avec ce cadre coloré autour des pages qui semblait s'appeler «réalité» par convention. Mon esprit était branché au livre et je recevais directement son contenu comme s'il se matérialisait directement dans ma tête. D'ailleurs je faisais de nombreux rêves de lecture, dans lesquels je prolongeais une histoire, voire je lisais la fin d'un texte qui n'avait pas encore été publié. Je tiens à préciser la nuance ici : on pourrait croire que je me contentais de faire des rêves dans l'univers du livre que j'étais en train de lire, alors qu'il s'agissait bien distinctement d'un rêve de lecture. Je rêvais clairement être assise, un livre entre les mains, je percevais la sensation du papier et je tournais les pages. Preuve si besoin était que je ne perdais pas le sens de la réalité et que j'avais encore conscience de ma situation physique pendant les longues heures que je passais allongée sur mon lit avec un livre.
Pour aggraver les choses, j'étais dans une relation de rivalité avec une camarade de classe, bibliovore tout autant que moi. Nous étions assez amies mais en lutte permanente pour les meilleures notes à l'école, d'autant plus que nos parents se connaissaient mais venaient de milieux sociaux différents. Sans doute avions-nous trouvé que toutes les matières dispensées au collège, du sport aux langues vivantes en passant par les disciplines scientifiques n'étaient pas un terrain assez vaste pour un combat aussi vain et avions-nous ainsi ajouté le domaine qui entre tous n'est pas celui de la compétition pour faire de la lecture elle-même un art martial. Nous filions de concert sur le texte à une allure folle, partageant entre les cours nos impressions et nous étourdissant de nos personnages préférés. Rétrospectivement je ne peux pas m'empêcher de nous trouver ridicules et en même temps je n'arrive pas à dissiper l'impression que nous avions capturé quelque chose de fondamental dans l'acte de lire, sinon dans l'esprit de défi au moins dans l'absolu avec lequel nous nous absorbions dans les pages.
Je ne sais pas quand cela a changé mais il me faut maintenant de longues minutes pour arriver en bas d'une page. Ce n'est pas que je peine sur les mots, ce n'est pas non plus que mon esprit soit trop occupé et que je perde le fil de ce que je lis, non, encore un mystère du temps. Soit que je prenne le temps de déguster le texte en mâchonnant chaque mot, ou bien que je parvienne encore à m'immerger complètement dedans mais que, ayant grandi, le flot du texte entrave davantage mes mouvements, en tout cas j'ai le sentiment du temps qui passe pendant que je lis et, quand je regarde le nombre de pages restantes avant la fin de mon chapitre, j'ai l'impression de distinguer un sommet lointain pendant une randonnée particulièrement longue.
Parmi ces quelques randonnées, il y en a trois qui m'ont paru particulièrement ennuyeuses. Je suis partie enthousiaste, accordant toute ma bienveillance à leur trois autrices, présumées géniales jusqu'à preuve du contraire mais à chaque fois ma confiance a disparu mystérieusement quelque part au milieu du trajet. Souvent, les choses géniales peuvent frôler le ridicule. Être trop décalées, trop sentimentales, trop tout, mais l'étincelle de quelque chose tient l'ensemble et le tout ressort brillant. Et parfois, sans raison particulière, l'œuvre bascule de l'autre côté, verse dans le grotesque, le kitsch et c'est fini. Impossible de revenir à une lecture au premier degré.
C'est ce qui m'est arrivé avec cette histoire de cuisine. L'héroïne était gentiment à côté de la plaque, un peu ridicule parfois et je crois que je l'aimais bien pour ça même si ce qui lui arrivait suscitait quelques questions sur sa cohérence en tant que personnage. Et puis, au bout d'un moment, j'ai compris que le récit était trop engagé et que je n'aurais pas de réponses sur ce qui en méritait. Le personnage principal s'est mis à agir de manière vraiment étrange, non-naturelle. Pas un personnage étrange qui fait des choses étranges. Non. Un personnage normal, qui essaye de faire des choses normales mais sur lesquelles son autrice ne s'est pas assez documentée et qui ressortent maladroites. Je ne sais pas par quel prodige, mais je crois qu'à ce stade j'étais déjà consciente des faiblesses du livre mais encore plutôt bienveillante, prête à tout pardonner pourvu que l'on m'apporte avant la fin les miracles qui semblaient possibles au vu de la situation initiale.
J'ai commencé à raconter le début à ma douce et tendre, et je me suis rendue compte que je ne trouvais rien à dire en faveur de l'héroïne. Pire, en reprenant l'histoire plus tard dans la soirée, le style a commencé à me sauter aux yeux : une succession plate de phrases courtes et définitives se voulant profondes. Et le goût d'un mauvais blog de cuisine. L'autrice a essayé d'écrire des scènes de cuisine pour son personnage de chef mais, n'y connaissant rien, il ne s'y passe rien. Elle décrit très contente d'elle-même (le récit est la première personne) des choses des plus ordinaires. Alors le goût des choses simples, certes, mais la lire se pâmer quand elle fait une purée, pardon mais c'est un peu léger.
Après, le récit a plongé dans le grand n'importe quoi. Tout ce qui arrivait était soit évident, cliché et couru d'avance soit complètement idiot. J'avais l'impression de regarder une série Z. C'était fini. J'en ai parlé à une collègue, qui m'a convaincue de lire les dernières pages, pour avoir au moins une idée de la fin et m'assurer que je n'avais rien loupé. Je suis tombée sur un florilège complètement surréaliste encore bien plus loin dans le délire que le récit pourtant déjà mal engagé que j'avais laissé une petite centaine de pages plus tôt. Aucun regret.
Je ne vais pas — rassurez-vous — décrire toutes les faiblesses des deux autres, mais j'ai partagé cette expérience parce que c'est mon premier souvenir de lecture d'un texte franchement objectivement mauvais. Il y a des bouquins réputés bons sur lesquels je n'ai pas réussi à accrocher, mais pour la première fois je rencontrais quelque chose d'entièrement nouveau. J'avais quelque chose d'objectivement mauvais, dont je pouvais contempler à loisir les défauts, et qui en un sens pouvait réussir à m'accrocher plus par mauvais esprit que ces autres livres dont je n'avais pas trouvé l'entrée. Et ça a été comme une révélation : en fait, la lecture n'était pas intrinsèquement une activité agréable, un texte n'était pas forcément magique. Tous ces récits merveilleux qui m'avaient tant plu étaient bons pour leurs qualités propres, pas simplement par le fait d'exister. Il existait d'excellents livres. Et s'il en existait de bons, il en existait de très mauvais. C'était pourtant évident, car on entend parler d'œuvres, souvent grand public, qui dégagent l'apparence des nanars les plus savoureux mais — ne les lisant pas — je n'avais jamais perçu la gravité du truc. Il existe de mauvais bouquins.